13
Baralis était couché dans son lit. Ces derniers jours comptaient parmi les pires de toute son existence. Il avait manqué mourir, et ses forces commençaient à peine à lui revenir. Il ne cessait de se tourner et retourner entre ses draps, faible et en sueur. Incapable de penser clairement, il avait été assailli par des images et des démons ; son corps ne parvenait pas à trouver le repos.
Ses brûlures étaient sérieuses, mais il y avait plus grave. Baralis avait commis une erreur dramatique. En sentant l’assassin fondre sur lui, il avait libéré tout son pouvoir – un pur réflexe de survie. Il avait projeté son énergie sans le moindre calcul, sans rien retenir, ne pensant qu'à détruire la menace qui pesait sur sa vie. Le pouvoir s’était écoulé de lui avec une telle violence qu’il s’était retrouvé incapable de le contrôler.
Dès qu’il s’en était rendu compte, il avait tenté de le rappeler, en vain ; son pouvoir, trop intense, trop furieux, avait acquis une volonté propre. Baralis n’avait pu qu’en observer les effets. Il avait commis l’impardonnable pour un maître – perdre le contrôle, projeter toute sa puissance. Il ne lui restait rien. Toutes ses forces s’étaient envolées, le laissant vidé. Sans les soins de Craupe, il aurait pu mourir.
Un novice n’aurait pas commis une faute aussi énorme. Toutes les années de formation de sa jeunesse étaient sous-tendues par un principe élémentaire : ne jamais outrepasser ses limites. Il se souvenait encore d’un de ses professeurs, la main sur son épaule, lui disant : « Baralis, tu possèdes à la fois un don et une malédiction. Le don, ce sont tes aptitudes ; la malédiction, ton ambition. Tu projettes ta force avec trop de brutalité, sans aucune retenue ; un jour viendra où ton audace te coûtera cher. »
Ils tentaient toujours de le brider, jaloux de ses talents. Qui étaient-ils, sinon quelques vieux fous décidés à braver les usages en fondant une école de sorcellerie ? Ils voulaient faire comprendre aux gens que la magie n’était pas mauvaise en soi, que Bore avait eu tort de la condamner. La seule raison pour laquelle on leur avait permis si longtemps d’exister était que Leïss aimait à se présenter comme une cité large d’esprit. Bien sûr, tout cela avait changé désormais.
Si près des Terres sèches, il fallait un fermier de génie pour parvenir à faire pousser quoi que ce soit. Plus un soupçon de sorcellerie, dans le cas du père de Baralis. Ce dernier descendait d’une longue lignée de paysans prospères dont les talents défiaient la pauvreté du sol de Leïss. À l’instar de certains sauvages, ils épousaient de proches parentes : une demi-sœur, une cousine, une belle-fille. Tout cela permettait de renforcer leur héritage. La sorcellerie coulait dans leur sang, et les pauvres sots n’en avaient même pas conscience – ils s’imaginaient que seul leur talent nourrissait le grain.
La mère de Baralis n’était pas dupe, cependant. Bien trop intelligente pour une femme de fermier, elle avait discerné la vérité derrière les moissons exceptionnelles. Ayant également discerné le potentiel de son fils, elle l’avait envoyé dans le seul endroit des Terres connues où l’on pouvait le former.
Oui, il avait eu de la chance de naître dans cette ville autrefois si ouverte. Sans sa formation, jamais il n’aurait pu devenir chancelier du roi. Son professeur avait eu tort : capacités et ambition étaient ses dons.
Il avait voyagé très loin pour acquérir les compétences qui étaient les siennes aujourd’hui. Dans le Lointain Sud, on lui avait appris à commander aux animaux et à en prendre possession ; les éleveurs des Grandes Plaines lui avaient enseigné la préparation des potions et, au-delà des montagnes du Nord, il avait découvert l’art de quitter son corps et de ne faire plus qu’un avec le ciel. Il avait visité de nombreuses villes, parlé à de nombreuses personnes, lu de nombreux manuscrits : nul dans les Terres connues ne pouvait rivaliser avec lui.
Mais la fête de l’Hiver avait prouvé qu’il n’était pas infaillible. Il aurait facilement pu éliminer l’assassin avec un pouvoir beaucoup plus réduit, qui ne lui aurait coûté qu’un peu de fatigue. Au lieu de quoi il était resté inconscient pendant deux longues journées avant de reprendre ses esprits. La sorcellerie puisait sa force dans l’essence même de l’homme : dans son sang, son foie, son cœur. La projection la plus simple vous affaiblissait pendant des heures ; celle qu’il avait accomplie à la fête de l’Hiver aurait précipité un sorcier moins compétent dans la folie ou la mort.
Baralis ne pouvait s’empêcher de s’émerveiller devant la puissance qu’il avait libérée. Certes, il avait couru un grand risque, mais la sensation de pouvoir – rapide, terrible – qui l’avait traversé l’emplissait d’exaltation. Il ignorait posséder un tel potentiel. Une fois rétabli, il ferait bon usage de ses nouvelles capacités, en prenant garde toutefois de ne plus se mettre en danger.
Il lui restait beaucoup à faire, de nombreux points à éclaircir, et sa fatigue ne devait pas entraver ses plans. Il appela Craupe.
« Oui, maître, dit son serviteur en entrant dans la chambre.
— Craupe, tu t’es fort bien occupé de moi et je tiens à te remercier pour tes soins. »
Craupe sourit, ce qui eut pour effet de tendre la peau de son visage couturé de cicatrices. « J’ai fait de mon mieux, maître », dit-il, ravi que ses efforts soient appréciés.
« Maintenant, passons à des questions plus importantes. Comment la cour prend-elle la mort de messire Maybor ? »
Craupe demeura perplexe. « Messire Maybor n’est pas mort, maître.
— Pas mort ! Quelle diablerie est-ce là ? Es-tu certain de ce que tu avances, bougre d’ahuri ?
— Oui, maître. » Craupe paraissait heureux de se faire insulter. « Messire Maybor n’est pas mort. Mais il est sacrément malade. On dit que son visage est couvert de plaies et qu’il a beaucoup de mal à respirer. On a même fait venir les prêtres. »
Baralis n’y comprenait rien. Le poison était mortel. Quand il l’avait essayé sur un vieux cheval, la pathétique créature avait crevé en quelques heures. « À quel moment messire Maybor a-t-il quitté le bal ?
— Oh, tout le monde a parlé de cela. » Craupe marqua une pause, luttant avec lui-même pour se rappeler l’histoire. « On raconte qu’il s’est fait renverser du punch sur la tête par une jeune dame. Il a été la risée de tous, et il est parti avant le début de l’incendie. »
Décidément, songea Baralis, Maybor avait la veine de Bore en personne ! Le poison avait dû perdre de sa virulence une fois aspergé de liquide, et Maybor avait sans doute ôté sa robe mouillée peu après. Maudit soit-il ! Baralis réfléchit un moment. « L’état de messire Maybor est-il en voie d’amélioration ?
— Je ne sais pas, maître. On dit que la reine a dépêché sa guérisseuse auprès de lui.
— La reine lui a rendu visite ? » Maintenant que les mensonges de Maybor avaient été dévoilés, elle ne pouvait pas continuer à lui porter le moindre intérêt.
« Oui, maître. Son messager est d’ailleurs passé l’autre jour, pour dire qu’elle désirait vous voir dès que possible.
— Qu’as-tu répondu ?
— Que vous aviez pris froid au cours d’une sortie à cheval.
— Excellent, Craupe. Tu t’en es bien sorti. » Baralis marqua un temps. « Que raconte-t-on à propos de l’incendie de la fêle de l’Hiver ?
— Qu’il aurait été causé par la chute d’un chandelier, maître.
— Bien. Y a-t-il eu des témoins ?
— Un écuyer ivre a prétendu qu’un homme en noir avait tout déclenché, maître.
— Quel est son nom ?
— Je l’ignore, maître.
— Eh bien, renseigne-toi ! Et quand tu sauras de qui il s’agit, fais en sorte qu’il lui arrive un accident. » Baralis regarda son serviteur dans les yeux. « Comprends-tu, Craupe ? » L’autre hocha la tête. « Bon. Va, maintenant. J’ai besoin de rester seul pour réfléchir. »
Baralis regarda son serviteur s’éloigner en titubant. Sa faiblesse le surprit quand il sortit de son lit : ses jambes flageolantes arrivaient à peine à supporter son poids quand il se rendit à pas lents dans son étude. Il fouilla parmi ses nombreuses fioles et bouteilles jusqu’à trouver celle qu’il cherchait. Il souleva le bouchon et but intégralement le contenu du flacon – il avait besoin de tout le soulagement possible contre la douleur.
Il contempla la peau tendue et brillante de ses mains, que le déferlement de magie avaient brûlées. Les huiles curatives avaient sans aucun doute rempli leur rôle : la plupart des cicatrices guériraient, mais c’était précisément ce qui l’inquiétait. La peau risquait de perdre définitivement sa souplesse, auquel cas il serait forcé de l’entailler aux jointures pour pouvoir déplier les doigts.
Recourir à une projection pour accélérer la guérison était hors de question – Baralis était trop faible. Il ne pourrait pratiquer aucune sorcellerie pendant plusieurs jours, ce qui signifiait qu’il ne pourrait pas entrer en contact avec la deuxième colombe qu’il avait lancée sur la piste de Melliandra.
Maybor lui avait vraiment joué un vilain tour. Baralis était quasiment certain qu’il lui devait cette tentative d’assassinat. S’il comptait de nombreux ennemis à la cour, aucun n’était aussi acharné que Maybor. Le seigneur des Terres de l’Est n’était pas un imbécile ; peu désireux d’avoir du sang sur les mains, il avait certainement recruté quelqu’un pour accomplir sa sale besogne.
Les préoccupations se bousculaient dans la tête de Baralis. Il lui fallait se concentrer pour faire aboutir ses plans, tout en agissant avec prudence ; car, en dépit de ses mensonges, Maybor semblait avoir conservé la sympathie de la reine. Il devait être écarté à tout prix. Le chancelier ne pouvait courir le risque de voir la reine se rapprocher de lui.
Baralis décida de ne plus perdre son temps en vaines tentatives d’empoisonnement. Maybor semblait bénéficier d’une protection presque surnaturelle contre ces méthodes. Il trouverait un autre moyen de l’éloigner de la cour. Baralis savait qu’il existait une chose, et une seule, que Maybor aimait plus que lui-même : ses domaines de l’Est, riches et fertiles, dont les vergers donnaient des pommes à l’origine du meilleur cidre des Terres connues. Un mince sourire étira le visage de Baralis ; il s’arrangerait pour détourner quelque temps l’attention de Maybor vers l’est.
Taol plissa les yeux dans la direction indiquée par Fylor. « Je ne vois rien », avoua-t-il. Son compagnon affirmait que Larne se dressait à l’horizon, mais le chevalier n’en voyait aucune trace.
« Tu viens des Basses Terres, mon garçon ? » lui demanda Fylor. Taol acquiesça, étonné que le marin ait pu le deviner. Le navigateur lui fit un clin d’œil : « Les habitants des Basses Terres ont une mauvaise vue, c’est bien connu. La faute à tous ces gaz des marais qui leur abîment les yeux. Tu as bien fait d’en partir avant que ça ne s’aggrave. »
Les deux hommes se tenaient à la proue. Tout au long de la journée, la houle avait forci et un violent vent d’est soufflait désormais, fouettant les vagues qui s’écrasaient lourdement contre la coque du petit bateau. L’Anguille sous roche, que Taol avait cru si robuste durant les deux premiers jours, semblait maintenant à la merci de la mer agitée.
Les hommes d’équipage, qui acceptaient désormais la présence de Taol, demeuraient graves et silencieux. Tout le monde se trouvait sur le pont. L’orientation des voiles devait constamment être modifiée en fonction des caprices du vent.
Les conditions de mer se dégradaient sous leurs yeux. Le ciel s’assombrissait de façon menaçante, et bientôt ils sentirent les premières gouttes de pluie. Le vent redoubla de violence, soulevant de grosses vagues sur son passage. Taol fut contraint de se cramponner au bastingage.
« Combien de temps avant d’atteindre Larne ? » demanda-t-il. Fylor, bien plus habitué que Taol au balancement du pont, gardait les bras croisés.
« Eh bien, je suis sûr de l’avoir vue à l’horizon, mais le temps est devenu si mauvais que je ne distingue plus rien. Je dirais encore une demi-journée. Évidemment, dans ces conditions, ça peut prendre beaucoup plus longtemps ; nous marchons vent debout. Et je n’aime pas naviguer en hauts-fonds dans une tempête.
— Les eaux sont-elles dangereuses autour de Larne ? » Taol devait crier pour se faire entendre.
« Oh, j’ai navigué sur des eaux encore pires, mais celles de Larne sont plutôt dangereuses. Il n’y a pas que les hauts-fonds… encore que si l’on n’y prend pas garde, on a tôt fait de s’échouer. » Fylor scruta l’horizon. « Non, le vrai problème, ce sont les écueils. La mer rebondit dessus et devient imprévisible. Difficile d’anticiper sur les courants, mais une chose est sûre – à la moindre inattention, ils vous drossent sur les écueils.
— Le capitaine Quain a dit qu’il ne s’approcherait pas trop près.
— Aye, mon gars. Le capitaine n’est pas idiot. Mais ce ne sera pas facile pour autant. Tu vois comment le bateau se comporte déjà. » Comme pour illustrer son propos, la mer se souleva soudain, faisant rouler le bateau sous leurs pieds.
« Je croyais que c’était juste du mauvais temps, cria Taol.
— Le temps est toujours mauvais aux alentours de Larne, mon gars. C’est bien le problème. Par temps calme, je peux naviguer les yeux fermés au milieu des hauts-fonds et des écueils ; mais Larne fait partie de ces coins maudits où la mer ne s’apaise jamais.
— À cause de l’endroit où elle se trouve ?
— Non, plutôt à cause de ce qu’elle est. »
Taol regarda s’éloigner Fylor, admirant la sûreté de son pas malgré le tangage du bateau. Il s’attarda à la proue, le visage cinglé par le vent et par la pluie, scrutant l’horizon à la recherche de l’île – en vain. Il sentait au fond de lui la présence de Larne : attirante, enjôleuse, elle faisait battre son cœur plus vite. Le chevalier regarda le gris sombre du ciel et de la mer en avant du bateau, et il prit peur.
Il avait perdu le compte du temps, battu par les intempéries, quand une voix coupante vint interrompre ses réflexions : « Hé ! Qu’est-ce que tu fabriques ? Tu vas attraper la mort en restant ici. » Taol se retourna, pour se retrouver face à Carvor. « Il vaudrait mieux descendre, le capitaine te réclame. » Taol se rendit compte qu’il avait froid ; son manteau était trempé. Le ciel devenait plus sombre encore, les vagues plus hautes, et la pluie s’abattait désormais en nappes sur le pont.
« Bel accueil que nous réserve Larne », grommela Carvor tandis que Taol descendait dans l’entrepont.
La cabine du capitaine était chaude, accueillante et sentait le vieux cuir et le rhum. « Par Bore ! Tu es trempé jusqu’aux os, mon garçon. Où étais-tu passé ? » Le capitaine se hâta de lui servir un grand verre de rhum. « Enlève ton manteau. Tiens, enveloppe-toi là-dedans. » Quain lui tendit une couverture.
« J’étais sur le pont. Je n’ai pas vu le temps passer.
— Perdu dans tes pensées, hein ? » Le capitaine lui adressa un regard interrogateur.
« Je songeais à Larne.
— Tu n’es pas le seul, mon garçon. Larne n’est pas le genre d’endroit qu’on oublie facilement.
— Vous y êtes déjà allé ? »
Le capitaine hocha la tête. « Je m’en suis approché une fois, dans ma jeunesse, et ce souvenir me hante encore.
— Que veniez-vous faire sur l’île ?
— Rien de particulier, je tenais mon premier poste de navigateur – j’étais bleu comme l’océan. Nous faisions voile vers Toulay, mais j’étais si nerveux que le bateau a dévié de sa route. » Le capitaine but une gorgée de rhum et demeura silencieux un long moment, assez pour que Taol sursaute quand il reprit la parole. « Je ne m’en suis jamais voulu, cependant. Aujourd’hui encore, je maintiens que c’était le destin, et non moi, qui guidait le bateau par ce matin froid et venteux. » Quain reposa sèchement son verre sur la table – le sujet était clos.
« Nous arriverons demain. Bien sûr, à moins que le temps ne se calme, tu n’auras aucune chance de pouvoir débarquer. Il faudrait être fou pour se risquer seul sur une mer pareille. Je commence à croire qu’il fallait de toute façon l’être pour venir ici avec l’Anguille sous roche. » Quain leva son verre. « Allons, bois, mon garçon. Ce rhum te réchauffera mieux que n’importe quel feu. » Lorsque Taol s’exécuta, il s’aperçut que le capitaine avait raison ; le rhum le réchauffa jusqu’aux orteils.
« Une fois que tu seras sur l’île, je ne t’attendrai pas plus d’une journée, tu le sais. Ces eaux sont traîtresses. Je prends de gros risques en jetant l’ancre. Si la mer ne se calme pas d’ici demain, une ancre ne nous servira à rien. Mais ce n’est pas ton problème. Je veux juste m’assurer qu’il n’y a pas de malentendu entre nous. Si tu n’es pas de retour au bout d’un jour, je repars. Et Dieu te vienne en aide, tu pourrais te retrouver bloqué sur Larne pendant des mois. » Quain jeta à Taol un regard dur.
« Il n’y a aucun malentendu, capitaine. J’ai décidé d’y aller seul – il vous manque déjà un homme, et je peux ramer moi-même. » Quain grommela et leur servit un autre verre.
« Prie pour une mer calme, mon garçon. »
Tavalisc faisait une petite promenade d’après-midi dans les jardins du palais. Ils étaient réputés dans tout l’Est pour leur spectaculaire beauté à couper le souffle ; pourtant, Tavalisc s’intéressait davantage à ce qu’il était en train de manger. Quelques pas derrière l’archevêque, un serviteur en livrée portait un plateau de friandises.
« Prends garde qu’une mouche ne vienne se poser sur les foies de poulet, mon garçon. » Tavalisc fit signe au serviteur d’avancer afin qu’il puisse choisir sa prochaine bouchée. L’air frais le mettait en appétit. Il se décida en faveur d’un gros morceau bien juteux qu’il lança dans sa bouche. Exactement ce à quoi il s’attendait – rare et tendre.
L’archevêque soupira lourdement en voyant approcher Gamil, son assistant. « Viens, mon garçon, ordonna-t-il au serviteur. Hâtons-nous un peu. » Tavalisc pressa le pas dans la direction opposée, faisant claquer son ample robe dans la brise. « Ne laisse pas tomber le plateau, surtout », prévint-il alors que la promenade se changeait en marche forcée. Les pieds de Gamil s’avérèrent plus rapides que ceux de Tavalisc : l’assistant finit par rattraper le maître et son serviteur.
« Gamil, que faites-vous là ? Je ne vous ai pas vu approcher. Tu l’avais vu, mon garçon ? » Tavalisc se tourna vers son serviteur, qui secoua docilement la tête. Puis l’archevêque tendit la main pour prendre un autre foie sur le plateau. « Je dois admettre qu’il est pourtant difficile de vous rater dans cette splendide robe neuve. De la soie, si je ne m’abuse ? Je ne me rendais pas compte que je vous payais si bien. »
Gamil rougit. « Ce n’est rien, Votre Éminence. Je l’ai eue pour une bouchée de pain dans le quartier du marché.
— Je ne suis pas certain d’apprécier que mes assistants s’habillent avec davantage de faste que moi. » L’archevêque ne put résister à l’exagération : ses robes étaient de loin les plus riches qui se puissent trouver à Rorne. « Enfin, dites-moi ce qui vous amène. » Tavalisc recracha délicatement un petit bout de nerf.
« C’est à propos du chevalier, expliqua Gamil en balayant le bout de nerf qui avait atterri sur sa robe. Mes espions… »
Tavalisc l’interrompit tout net. « Vos espions, Gamil ? Vous n’avez aucun espion. C’est moi qui possède des espions. » Les petits yeux de Tavalisc ne manquèrent pas l’expression d’animosité qui se peignit sur le visage de son assistant. Il fit semblant de ne rien remarquer, cependant, et se concentra sur le choix d’une autre friandise.
« Vos espions ont confirmé nos soupçons, Votre Éminence.
— À quels soupçons faites-vous allusion, Gamil ? » Tavalisc se détourna pour admirer une fleur à éclosion tardive.
« C’est bien le Vieil Homme qui lui a payé le bateau pour Larne.
— Intéressant, en effet. À votre avis, le Vieil Homme sait-il que je fais suivre le chevalier ? » Tavalisc cueillit la fleur, la huma, puis la jeta sur le côté.
« Je le suppose, Votre Éminence.
— Son amitié pour Bevlin mise à part, je ne serais pas surpris qu’il prête main-forte au chevalier pour le seul plaisir de me contrarier. » Tavalisc piétina la fleur, écrasant ses pétales délicats dans la terre. « Il sait que les chevaliers ne m’inspirent guère d’amour. Non qu’il soit leur plus grand défenseur, mais il ne dédaigne pas de faire affaire avec eux de temps à autre. »
Tavalisc s’éloigna en indiquant à son serviteur de le suivre.
Comme personne ne lui avait donné congé, Gamil fut contraint de se maintenir à leur niveau. Tavalisc s’arrêta un peu plus loin pour piocher un autre morceau savoureux sur le plateau. « Au fait, Gamil, quelles nouvelles avez-vous au sujet de la projection l’autre nuit ? » Tavalisc lança le foie de poulet en l’air et le saisit adroitement entre ses dents.
« Il apparaît, Votre Éminence, que d’autres ont perçu cette onde de choc. J’ai parlé à une personne versée dans ces choses ; elle est certaine que le phénomène prenait sa source au nord-est.
— Au nord-est, vraiment. Sauf erreur, il n’y a guère que les Quatre Royaumes dans cette direction. Cette belle région fertile pour eux seuls… » Tavalisc se mit à jeter des petits morceaux de viande aux oiseaux. « Quand serez-vous en mesure d’interroger mes espions à ce sujet ?
— S’il s’est produit quoi que ce soit de remarquable dans les Quatre Royaumes, je le saurai bientôt, Votre Éminence.
— Si l’incident de l’autre nuit était l’œuvre de messire Baralis, il me faudra réviser mon jugement sur lui, Gamil. Un grand pouvoir a été projeté cette nuit-là. Son auteur mérite d’être surveillé de près. Un tel pouvoir se développe rarement chez une personne sans ambition. » Tavalisc trouva finalement plus amusant de lancer les bouts de viande sur les oiseaux qu’aux oiseaux. « Raison de plus pour identifier ses ennemis.
— Je découvrirai leurs noms, Votre Éminence, c’est une question de jours.
— Bon. Avant que vous ne partiez, Gamil, puis-je me permettre de vous donner un conseil ?
— Certainement, Votre Éminence.
— Le rouge ne vous convient pas du tout. Cela fait ressortir de manière très déplaisante vos cicatrices de petite vérole sur les joues. À votre place, j’essaierais plutôt du vert, la prochaine fois. » Tavalisc sourit aimablement et retourna sur ses pas en direction du palais.
Messire Maybor commençait à se sentir beaucoup mieux. Sa respiration sifflait toujours et sa gorge le brûlait douloureusement, mais il sut que son état s’améliorait quand la guérisseuse de la reine vint le frotter d’huiles chaudes. Elle n’était pas très belle, ni dans sa prime jeunesse, mais lorsque ses mains expertes se mirent au travail sur le corps de Maybor, il commença à la trouver très attirante.
Ses doigts fermes faisaient pénétrer les huiles odorantes dans la chair de Maybor. Remarquant la réaction du seigneur, elle eut un sourire aimable qui dévoila de petites dents blanches. « Je vois que vous serez bientôt d’attaque, messire Maybor », murmura-t-elle.
Comme elle se penchait sur lui, ses seins lui effleurèrent le visage. Il ne put s’empêcher de presser doucement ces rondeurs. La guérisseuse sourit de nouveau ; ses mains agiles descendirent plus bas. Maybor s’enhardit et lui pétrit vigoureusement la poitrine.
La femme s’esclaffa d’un rire clair, agréable. « Je crains, messire Maybor, que vous ne soyez pas en état de folâtrer pour l’instant. Dans quelques jours, peut-être. » Maybor se retrouva désappointé ; la guérisseuse lui semblait de plus en plus séduisante. « C’est bon signe, cependant – quand un homme retrouve ses ardeurs, il ne tarde pas à recouvrer la santé. » Elle se leva et lissa sa robe. « Je dois m’en aller, maintenant. Pensez à prendre votre baume au miel. » Elle lui tapota gentiment l’épaule et quitta la pièce. Il y aurait beaucoup à dire en faveur des femmes d’âge mûr, songea Maybor à regret.
Après le départ de la guérisseuse, Maybor appela son serviteur, Crandell, pour lui demander son miroir. Depuis toujours très fier de son apparence, il se flattait d’avoir des traits énergiques et séduisants. Craignant par-dessus tout que les plaies atroces qui le défiguraient ne laissent des cicatrices, il examina son reflet avec attention. Les rougeurs semblaient s’atténuer quelque peu. Son visage restait hideux, toutefois ; les plaies s’étaient pour la plupart concentrées autour du nez et de la bouche. Certaines commençaient à se refermer, mais d’autres suintaient encore. La guérisseuse lui avait donné une décoction d’herbes qui semblait donner des résultats.
Il contemplait encore son image quand Crandell fit irruption dans la chambre en annonçant la reine. Cette dernière entra directement derrière lui, le visage pâle et impénétrable.
« Non, messire Maybor, ne vous levez pas. » Elle se tourna vers Crandell et le congédia. Le serviteur détala sans bruit.
« C’est trop d’honneur, Votre Altesse. » Maybor luttait pour maîtriser sa voix et son souffle. Il lui déplaisait d’apparaître malade aux yeux de la reine.
« Je suis venue aujourd’hui parce que ma guérisseuse vient de me dire que vous vous sentiez beaucoup mieux.
— Votre Altesse fut très aimable de me l’envoyer. » Maybor, secoué par une quinte de toux, porta son mouchoir à ses lèvres – il ne voulait pas qu’Arinalda le voie cracher du sang.
La reine attendit la fin de la crise avant de poursuivre : « Elle vaut n’importe quel médecin. Je suis fort aise de voir que ses remèdes vous sont bénéfiques. Vous me semblez effectivement en bien meilleure santé qu'à ma dernière visite. »
S’écartant de Maybor, la reine se mit à marcher de long en large dans la chambre, le dos droit, la tête haute. « Messire Maybor, je dois vous poser une question déplaisante, à laquelle j’exige une réponse sans détour. »
Maybor commença à ressentir une légère appréhension. « Que désirez-vous savoir, Votre Altesse ?
— Je veux connaître la vérité au sujet de votre fille. J’ai entendu dire que Melliandra s’était enfuie du château. » Arinalda se retourna pour le regarder droit dans les yeux. « Est-ce la vérité ? »
Maybor comprit immédiatement que, s’il prétendait que sa fille se trouvait bien dans le château, la reine en réclamerait la preuve. Il n’avait d’autre choix qu’avouer. Malgré son état de faiblesse, il rassembla ses esprits. La reine éprouvait déjà de la sympathie à son égard ; en jouer serait sa meilleure défense. « Malheureusement, Votre Altesse est bien informée. Ma fille s’est enfuie. Elle a disparu depuis dix-sept jours maintenant.
— Est-elle partie avec un amant ? » La voix de la reine était dure et implacable.
« Non, Votre Altesse, elle n’a aucun amant. Melliandra est encore pucelle.
— Pourquoi s’enfuir, alors ? Est-ce parce qu’elle ne voulait pas de ces fiançailles avec le prince Kylock ? »
Maybor réfléchit très vite, heureux que son affliction n’ait pas émoussé sa vivacité d’esprit. « Non, Votre Altesse, sa fuite n’a aucun rapport avec le prince Kylock. À ce moment-là, elle ne savait rien de ce projet… J’avais jugé préférable de ne pas lui en parler avant que la question ne soit définitivement réglée.
— Dans ce cas, pourquoi s’est-elle enfuie, messire Maybor ? » La reine paraissait sceptique.
« Hélas, Votre Altesse, je suis le seul coupable. » Maybor baissa la tête et toussa de façon pathétique, s’efforçant de faire venir les larmes. « Je n’ai pas traité ma fille comme un père devrait le faire. » Une larme unique scintilla au bord de sa paupière. « J’ai été un mauvais père. Tout ce que Melliandra désirait, c’était mon affection. Quelle enfant douce et adorable. » La larme entama une noble descente le long de sa joue. Quand elle atteignit l’une de ses plaies ouvertes, Maybor tressaillit de douleur – réflexe qui pouvait aisément passer pour un frisson de remords.
« Melliandra venait me trouver, implorant mon attention pour me jouer un air de flûte qu’elle venait d’apprendre ou me montrer à quel point elle était jolie dans sa nouvelle robe. Je la renvoyais avec indifférence, n’ayant d’yeux que pour mes fils. J’ai honte de devoir l’admettre, mais je l’ai gravement négligée. » Maybor commençait à se prendre au jeu : une deuxième larme lui vint fort à propos.
« Je suis le seul responsable de sa fuite. Tout ce qu’elle réclamait, c’était l’amour de son père. J’ai délaissé ma fille, Votre Altesse. C’est comme si je l'avais chassée. Elle n’est partie que pour attirer mon attention. Je donnerais volontiers toutes mes terres contre une occasion de lui dire combien je l’aime. Je donnerais ma vie pour qu’elle soit de retour, en sécurité au château. » La deuxième larme, avec un minutage parfait, tomba du bout de son nez.
La reine vint à son chevet et posa sa main fraîche sur son épaule. Elle semblait profondément touchée. « Messire Maybor, j’ai honte d’avoir douté de vous. Nous retrouverons cette pauvre enfant ensemble. J’enverrai personnellement la Garde royale à sa recherche. Soyez sans crainte, les fiançailles auront lieu comme prévu lorsqu’elle sera retrouvée. » Elle se pencha et déposa un baiser sur le front de Maybor avant de partir.
Une fois seul, Maybor se renfonça dans ses oreillers. Il sourit largement, ignorant ses plaies douloureuses. Il serait père d’une reine, en fin de compte.
Jack regarda Traff coucher Melli sur la terre froide. Il mourait d’envie d’aller lui porter secours. Il voyait bien qu’elle était mal en point : brûlante de fièvre, le visage couvert d’une fine pellicule de sueur. Le pire restait son dos, zébré de six lignes sombres ; deux d’entre elles, poissées de sang, semblaient sérieusement enflées – signe certain d’infection.
Les mercenaires n’avaient rien fait pour elle, hormis lui procurer une couverture pour couvrir sa robe déchirée. Ils ne paraissaient pas se rendre compte de la gravité de son état. Jack ne pensait qu’à l’aider. Il détestait voir les gens souffrir, mais assister à la rapide montée de fièvre de Melli était plus qu’il n’en pouvait supporter. La veille, quand les mercenaires avaient allongé Melli sur le sol en lui heurtant l’épaule par mégarde contre une grosse pierre, il avait senti quelque chose bouillonner en lui. Sa colère s’était changée en tension sous son crâne, une sensation identique à celle qu’il avait éprouvée deux jours plus tôt ; il tenta de s’y accrocher, sachant le pouvoir qu’elle recelait – c’était si proche qu’il en percevait la brûlure dans sa gorge, tellement irrésistible qu’il faillit s’y perdre.
Traff l’avait arraché sans le savoir à sa transe. Le chef des mercenaires s’était approché, un gobelet d’eau à la main. « Tiens, avait-il dit, occupe-toi de la fille. » Et voilà. Le pouvoir était parti plus vite qu’il n’était venu, laissant Jack en proie à un mal de tête lancinant ainsi qu’à un sentiment de perte tangible.
Depuis lors, il n’avait guère eu l’occasion de considérer l’importance de cet incident. Ses pensées tournaient exclusivement autour de Melli, ce qui valait probablement aussi bien – Finaud ne lui avait-il pas répété mille fois que « penser n’amène que des ennuis » ? Avec ces hommes d’armes en train de le ramener à Château Harvell, Jack avait déjà suffisamment d’ennuis comme cela.
Ils chevauchaient vers l’ouest depuis trois jours, et Jack s’attendait à ce qu’ils atteignent le château d’ici le lendemain. Il avait presque hâte de rentrer ; au moins s’occuperait-on enfin de Melli. Ses blessures avaient grand besoin d’être nettoyées et pansées.
Melli restait plongée dans un état de faiblesse hébétée. Elle n’avait guère de forces et Traff, qui l’avait prise en croupe, la sentait peser contre son dos. Cet arrangement avait contraint le groupe à ralentir l’allure, le cheval de Traff se retrouvant lourdement chargé. Une fois seulement, Jack était parvenu à croiser les yeux de Melli ; elle avait paru le reconnaître, sans pour autant faire davantage que lui retourner son regard.
Ils s’arrêtèrent pour manger et laisser se reposer les chevaux. Traff, qui visiblement ne s’était pas aperçu que l’état de sa prisonnière empirait, l’adossa contre un arbre et l’y laissa pour rejoindre ses hommes. Jack fut détaché de sa monture, puis on lui apporta un gobelet d’eau avec un croûton de pain. Il vit Melli recevoir le même traitement. Elle demeura sans réaction et n’esquissa pas un geste pour boire. Jack s’inquiétait au plus haut point ; elle était en nage, fiévreuse, et elle avait besoin d’eau. Avec ses pieds et poings liés, il ne pouvait s’approcher d’elle, aussi cria-t-il aux mercenaires : « Aidez-la ! Vous ne voyez pas qu’elle est brûlante de fièvre ? Elle n’a même plus la force de boire. »
Les mercenaires se retournèrent, stupéfaits par cet éclat. Le dénommé Vesc s’approcha et lui allongea un coup de pied dans les jambes. « Dis donc, mon gars, tu ne vas pas nous apprendre notre métier. La fille vivra bien jusqu’à Harvell. Ensuite, ce n’est plus notre affaire. » Les autres accueillirent cette déclaration par des grognements approbateurs.
Traff, cependant, jeta un regard vers Melli et cria : « Coupe les liens du gamin, Vesc. Laisse-le s’occuper d’elle. Je n’ai pas envie que messire Baralis me tienne pour responsable de sa mort. » Jack aperçut une lueur mauvaise dans l’œil de Vesc, qui trancha les liens à contrecœur lorsque Traff le lui ordonna.
Jack ne perdit pas de temps à savourer sa liberté. Il se rendit auprès de Melli en clopinant. Portant le gobelet à ses lèvres, il la força à avaler et, une fois qu’il eut jugé qu’elle avait assez bu, déchira un morceau de la doublure de son manteau pour la tremper dans le fond du gobelet. Il entreprit de nettoyer les marques que Melli portait en travers du dos, très doucement, en essuyant la terre et le sang séché. Avec une inquiétude croissante, il découvrit sous l’une d’elles une peau molle et gonflée : la plaie avait formé un abcès, qu’il fallait percer sans tarder.
« J’ai besoin d’un couteau propre », cria-t-il aux mercenaires.
Traff s’approcha nonchalamment, marquant un bref arrêt pour cracher un jet de chique. « Pour quoi faire, gamin ? »
Jack, exaspéré par ses manières désinvoltes, lutta pour conserver son calme. « Sa blessure dans le dos s’est enflammée. Elle est pleine de pus ; il faut l’ouvrir. Tout de suite. » Jack foudroya Traff du regard ; il ne céderait pas sur ce point.
Avec une expression proche du respect, Traff lui tendit son couteau. « J’espère que tu sais ce que tu fais », déclara-t-il en restant à proximité pour assister à l’opération.
Une tension dont Jack avait eu à peine conscience se dénoua en lui. La tête lui tournait comme à un homme ivre, et les muscles de son estomac étaient bandés comme un arc. Le pouvoir, qui avait gonflé en lui insidieusement, avait bien failli échapper à son contrôle.
Jack dut faire un effort conscient pour se focaliser sur le présent. Seule Melli importait. Cessant de penser à ce qui se serait produit si Traff lui avait refusé son couteau, il nettoya la lame du mieux possible malgré le tremblement de ses mains.
Grâce au tempérament emporté de Frallit, Jack avait développé une certaine compétence pour traiter les plaies. Il se pencha au-dessus de Melli et prononça doucement son nom. Elle ne répondit pas. « J’essaierai de ne pas vous faire mal », promit-il, plus inquiet que jamais. Il lui palpa le dos, trouva le point le plus enflammé et fendit délicatement la chair boursouflée. Un liquide jaune-verdâtre s’en écoula, et une odeur fétide parvint à ses narines. Jack pressa doucement la peau, s’assurant qu’il ne restait pas de pus à l’intérieur. Quand il fut certain d’avoir vidé la plaie, il demanda qu’on lui apporte encore de l’eau. Il nettoya la blessure puis la tamponna pour la sécher. Enfin, il arracha la doublure intérieure de son manteau et en fit de longues bandes qu’il enroula autour du dos et de la poitrine de Melli.
Jack rafraîchit le front de Melli avec le reste de l’eau. En relevant la tête, il vit que tous les mercenaires l’observaient. Il rendit son couteau à Traff. « Je pense qu’il faudrait la laisser se reposer un moment, pour permettre à la plaie de former une croûte. Si elle remonte en selle maintenant, elle continuera à saigner. » Les hommes se tournèrent vers Traff.
« Très bien, déclara-t-il rudement. Assez chevauché pour aujourd’hui, nous dresserons le camp ici. »
Soulagé, Jack ramena la couverture sur Melli. Comme cela ne suffirait pas à lui tenir chaud, il ôta son propre manteau et le posa sur elle. Il se réjouit de voir qu’elle s’était endormie – dans son cas, le repos constituait le meilleur des remèdes. Les traits de la jeune femme étaient pâles, tirés, luisants de sueur. Jack savait que la fièvre monterait encore avant de redescendre.
Il écarta une mèche de cheveux qui tombait dans les yeux de Melli puis s’allongea près d’elle. La nuit tombait. Jack ferma les yeux, espérant s’endormir. Mais le sommeil le fuyait. La lune décrivit une longue courbe à travers le ciel pendant qu’il se tournait et se retournait, incapable de trouver la paix. Les images de ce qui aurait pu arriver le tourmentaient. Quelques heures plus tôt, Jack avait failli frapper sauvagement ; il portait en lui des forces dévastatrices, aussi sûrement que le pain avait besoin de sel. Elles prenaient leur source dans sa colère, et quand Jack avait cru que Traff ne lui céderait pas, il s’en était fallu de peu qu’elles le consument. Qui pouvait dire ce qui aurait pu se passer ? Jack était imprévisible – un ressort remonté. Il aurait pu blesser Melli, et même si les mercenaires n’étaient pas des amis, il ne voulait pas avoir leur sang sur les mains. Il était un mitron, pas un meurtrier.
Jack se retourna sur le dos et affronta le regard glacial de la lune. S’il n’était pas foncièrement mauvais, il restait dangereux ; et il ne voyait guère de différence entre les deux.